Macronisme et mépris de classe (4)

Écrit le . Publié dans Idéologie Libérale

 


La lutte des classes, ce sont aussi des « luttes de classement ». Ce concept sociologique établi par Bourdieu désigne les luttes sociales et symboliques visant à imposer tel ou tel système de classifications collectives. C’est ainsi qu’ont été constitués les schèmes classificatoires du « mauvais pauvre » et du « bon pauvre », schèmes désormais insérés dans le sens commun comme « fonds d’évidences partagées » (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997-2003, p.141). Le « mauvais pauvre » sera ainsi avant tout paresseux, donc assisté et volontiers profiteur, c’est un être immoral, généralement borné, fruste et ignorant, souvent sale et grossier, voire avili, dépravé et même débauché ; inconséquent, imprévoyant, insouciant, il n’en est pas moins envieux et ingrat, il peut être enfin inquiétant et dangereux. Quel contraste avec ce que doit être le « bon pauvre », avant tout travailleur et consciencieux, soumis et méritant , ponctuel et honnête , il doit savoir rester à sa place, être respectueux, réservé, reconnaissant, de bonne moralité, tempérant, sobre, économe, prévoyant, pacifique, il faut veiller à ses bonnes mœurs et il serait bon qu’il soit pieux…

Cette double représentation des pauvres n’est qu’apparemment contradictoire : en fait , c’ est le même mépris de classe qui s’y manifeste. L’image du « bon pauvre » n’est pas la moins dévalorisante, c’est celle d’un être inférieur et assujetti que l’on pourra traiter avec condescendance mais sévérité et sur lequel pourra s’exercer aussi bien le paternalisme patronal que la charité des dames patronnesses… Ne nous y trompons pas, toutes ces formes plus ou moins euphémisées du mépris de classe se retrouvent dans le macronisme. Mais il est vrai que cette pratique vient de loin. Selon Mme de Sévigné, « l’humiliation des inférieurs est nécessaire à la préservation de l’ordre social » (cité par Eric Darras, in Mépris de classe, ouvr.cité, p.127) ; l’affirmation est brutale mais la marquise avait peut-être l’excuse d’une incontestable aristocratie de naissance… Mais que dire de Condorcet, éminent représentant des Lumières et grand réformateur sous la Révolution, pour qui le peuple est toujours une « multitude aveugle et bruyante », ce qui lui fait distinguer trois sortes d’opinion : « l’opinion des gens éclairés qui précède l’opinion publique et finit par lui faire la loi ; l’opinion dont l ‘autorité entraîne l’opinion du peuple ; l’opinion populaire enfin qui reste celle de la partie la plus stupide et la plus misérable » (cité par Annie Collowald, Le « populisme » du FN : un dangereux contre-sens, Editions du Croquant, 2004, pp.195-196)…. Pensons aussi à Emile Zola, grand écrivain des émotions populaires, qui n’avait pas pour autant une bien bonne opinion du peuple et encore moins des ouvriers. Il fonde le cycle des Rougon-Macquart sur la théorie pseudo-scientifique d’une « hérédité naturelle » qui, de générations en générations, transmettrait toutes les « tares », dont l’alcoolisme évidemment, qui affecteraient les milieux ouvriers et populaires… Il veut montrer « toute la sottise des ouvriers dans des conservations. Montrer le manque d’instruction, les préjugés de portières (concierges)… Il développe le thème des ouvriers « noceurs », « rigoleurs » et imprévoyants, tout entiers, comme les sauvages et les nègres, à la sensation présente » (Francisque Sarcey, cité par Claude Grignon, in Mépris de classe, ouvr.cité, p.33).

Le mépris de classe a bien sûr pour fonction de justifier les hiérarchies sociales et de légitimer l’ordre établi. Zola n’avait pas cette intention mais la manière dont il décrit le malheur ouvrier ne fait qu’en naturaliser (par les « tares ») les causes. L’inégalité sociale devient une infériorité de nature qui peut même être convertie en déchéance morale. On conclura sur ce point avec Claude Grignon : « les sociétés de classe ont besoin de mépriser pour fonctionner et pour maintenir leur structure, pour être et pour rester hiérarchiques » (in Mépris de classe, ouvr. cité, p.21). Reste à en voir les conséquences dans le champ politique…

NIR 266. 28 juin 2021.