Le business de la charité

Parmi les multiples formes du mépris de classe cultivé par la classe dominante, l'une des plus méconnues est sans doute celle que l'on appelle aujourd'hui communément le business de la charité. En fonction des publics ciblés, on peut en distinguer trois sortes : les associations caritatives, les ONG, la philantropie (de milliardaires). Le fondement en est donc la charité, une des trois vertus théologales du christianisme avec la foi et l'espérance. La charité fonde l'amour du prochain en ce qu'il est l'image de Dieu. Ce qui est à la fois une garantie et une restriction. La charité chrétienne a des limites et surtout ne saurait être confondue avec la solidarité quoi qu'en dise Marcel Gauchet,  hagiographe bien connu d'une démocratie libérale réduite à une alternance corsetée entre démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates afin que rien ne change (l'Obs, 26.01.2017). La solidarité se pratique entre égaux, la charité implique un rapport de dépendance entre celui qui donne et celui qui reçoit. C'est ce que traduisent toutes ces expressions insupportables de condescendance apitoyée : les plus démunis, les plus fragiles, les plus défavorisés...

     En outre -cela a déjà été formulé bien des fois- la charité chrétienne dans « l'assistance des pauvres » n'est pas désintéressée. Dans un article bien ancien, intitulé « La charité et les établissements d'assistance au temps de Philippe-Auguste », l'historien médiéviste Achille Luchaire écrivait par exemple : « (les contemporains de Philippe-Auguste) étaient convaincus que contribuer à la fondation, au développement ou à l'entretien des hôpitaux était une œuvre agréable à Dieu et un excellent moyen de faire son salut (…). Faire du bien aux pauvres, c'est mériter envers le Christ lui-même » (La Revue du mois, février 1907). Rien n'a changé depuis le XIIème siècle et la bourgeoisie catholique a toujours considéré que l'aumône et le secours aux pauvres n'étant que l'effet de son immense bonté, les bienfaits ainsi dispensés étaient une épatante monnaie d'échange pour le salut éternel au jour du Jugement dernier. Tout en perpétuant, double bénéfice, l'ordre établi ici-bas et en gardant une distance dissuasive et défiante avec une plèbe imprévisible et ingrate. C'est ainsi que début janvier M. F. Fillon, châtelain à Beaucé, son manoir, sa grande salle à manger avec cheminée, ses 14 chambres, sa chapelle, ses 6 hectares, son tracteur et ses 5 enfants, sans parler d'un goût un peu dispendieux pour les voitures de course, rendait visite, avec tout le paternalisme requis en ces circonstances, au centre Emmaüs du 19ème arrondissement de Paris et découvrait 9 millions de pauvres. Il déclarait vouloir ainsi « montrer son attachement au système de solidarité français », confondant délibérément solidarité et charité, Sécurité sociale et Emmaüs

     Je ne méconnais pas que bien des chrétiens entendent conjuguer charité et solidarité. On les désigne généralement comme des « chrétiens de gauche » : la conviction de leur croyance en une interprétation égalitaire du message évangélique ne saurait être sous-estimée et on ne reconnaîtra jamais assez le rôle éminent d'organisations comme l'Action catholique ouvrière, incontournable pépinière de militants courageux, dévoués, désintéressés... Mais comment ne pas voir qu'ils n'ont jamais été que tolérés par l'institution ecclésiale, voire marginalisés quand ce n'était pas condamnés (prêtres-ouvriers, théologie de la libération...)

      La charité peut soulager des souffrances, et ce n'est pas négligeable, elle n'en supprime pas les causes... Quand elle ne les entretient pas... Des icônes qui donnent bonne conscience à l'Occident chrétien sont sujettes à caution. Aroup Chattergie, auteur indien d'une biographie de Mère Teresa, a enquêté sur les dispensaires des Missionnaires de la Charité qu'elle a fondés. Des conditions de soin et d'hygiène douteuses ne la gênaient pas : « Mère Teresa a glorifié la souffrance car elle pensait que cela rapprochait de Jésus-Christ ». Elle a pris position contre l'avortement et la contraception, « elle n'a rien fait pour lutter contre le système des castes et transformer la société » (le Monde, 04/05.09.2017). La bonne conscience entretient une mauvaise mémoire et c'est bien le rôle des Organisations dites non-gouvernementales chargées de réparer tant bien que mal les dégâts déchaînés par les menées impérialistes de l'Occident capitaliste. Des imposteurs, tel Kouchner, ont même bâti toute une carrière politique sur l'enchantement éprouvé par les riches bourgeois des sociétés occidentales de se trouver si bons et charitables.

 

NIR 177. 13 février 2017