Rhétorique du désastre

Panique chez les libéraux. C‘est un appel déchirant: il faut sauver le capitalisme! Plus précisément: « sauver les banques! » Ce « noble cri humaniste et démocratique », comme dit Alain Badiou. Dogmatiques, pragmatiques ou (mal) repentis, les voilà qui rallient le gadget du gourou de l’Elysée: « on va moraliser le capitalisme! » Ce qui est évidemment une idiotie mais aussi une imposture: l’économie de marché n’est ni morale ni immorale, elle est amorale par définition puisque son seul objectif est de faire du fric. Comment moraliser, comme dit encore Badiou, un « système qui remet l’organisation de la vie collective aux pulsions les plus basses, cupidité, rivalité, égoïsme ». Alors on va s’en prendre aux signes les plus voyants, traders fous, parachutes dorés et même les paradis fiscaux (parmi eux, comme on sait, le Luxembourg de l’honorable M. Juncker qui, dirigeant européen, n’entend pas pour autant lâcher le morceau). Ce ne sont en fait que l’écume du système, les arbres trop visibles qui cachent l’immense forêt de la goinfrerie prédatrice et du « greed is good » (la rapacité est bonne) de la libre-entreprise.

Idéologues, politiques et « experts » mettent en place toute une rhétorique qui se décline en trois temps. Dans un premier temps, ce sont des aveux d’incompétence plus ou moins euphémisés où l’on apprend, non sans surprise, que le dogme de l’infaillibilité des marchés n’était qu’une croyance. Dans un second temps, les experts essaient de rattraper le coup avec un discours bien jargonnant, ce qui en impose aux bonnes gens et permet de noyer le poisson. Enfin, dans un troisième temps, il s’agit de sauver les meubles en multipliant les déclarations rassurantes puisque, comme dit un professeur d’HEC, « le marché n’est pas méchant, il est imparfait ». On appréciera l’extrême sophistication de cette analyse vraiment digne d’HEC!

De savants universitaires vont donc doctement énoncer ce qu’ils avaient oublié jusqu’ici d’enseigner. « Il faut en finir avec la croyance que les intérêts égoïstes privés s’harmonisent par autorégulation spontanée » (Dany-Robert Dufour, Paris VIII); « les mécanismes d’autorégulation des marchés ont montré leurs limites » (Michel Aglietta, Paris X); « l’idée que les marchés peuvent s’autoréguler est une illusion... on a cru longtemps que l’autorégulation pouvait normer le système. C’est faux » (Mario Dehove, Paris IX); « on a trop facilement admis que les marchés était capables de s’autoréguler » (J.P. Pollin, Orléans). Mais qui était donc ce « on » aussi mal informé? C’est pourtant ce « on » qui a maintenant explication à tout à l’aide d’obscures notions (c’est très technique, n’est-ce pas!) dont l’hermétisme tient lieu de scientificité. On va ainsi nous parler d’
« externalisation du risque bancaire » (on le refilait aux autres) ou de « liquidités excessives » (l’Etat américain faisait marcher la planche à billets)(Gilles Etrillard, Revue française d’économie). On invente même des mots rigolos comme « titrisation »: il fallait bien ce barbarisme pour euphémiser la combine par laquelle les banques se repassaient à la chaîne, en se servant au passage, des créances pourries. Quant à réparer les dégâts, ce n’est encore qu’une question de techniques,
« contrôle des risques » et « exigence de liquidités » (J.P. Pollin) ou encore l’énigmatique « outil contra cyclique » et l’inénarrable « contrôle prudentiel » (Michel Aglietta). Ce sont les vrais termes. Sans compter que « les crises sont saines: elles accélèrent la réallocation du capital » (Henri Lepage, Institut Turgot). Y a qu’à se servir!

Maintenant, il faut préserver l’essentiel, selon le mot d’ordre sarkozyste: « le système capitaliste libéral ne doit pas être mis en cause ». Mais c’est dur quand on apprend le même jour que « le gouvernement britannique opte pour une relance keynésienne », ce qui va encore, mais aussi que « l’Islande a dû nationaliser en urgence les trois principales banques du pays » et que « Buenos Aires veut nationaliser son système de retraites ». Quand on pense qu’il y a seulement quelques semaines le mot « nationalisation » était encore une obscénité! Il faut conjurer un sort aussi funeste, « on doit espérer que leur présence (des Etats) au capital des banques ne sera que partielle et temporaire » (Gilles Etrillard); « les nationalisations qui ont eu lieu ici ou là ne signent pas pour autant un retour au dirigisme » (Mario Dehove). Un dirigeant du Parti socialiste, Alain Bergounioux en bon social-libéral, apporte sa petite pierre: « réguler les marchés, cela ne veut pas dire nationaliser Renault, il ne faut pas déduire d’une crise du capitalisme financier la nécessité d’étatiser l’économie ». Ouf, on respire. Surtout les travailleurs de chez Renault qui se félicitent chaque jour de sa gestion privée! Le moindre idéologue libéral se croit tenu d’étaler son conformisme (et sa frousse) de tribune en chronique. Pour l’insignifiant Pascal Bruckner, « l’Etat n’est pas là pour tuer le marché mais pour le sauver... Si alternative il y a, c’est à l’intérieur de l’économie de marché et non en dehors ». Quant à l’impayable Nicolas Baverez, il fait dans le paradoxe intenable: « le libéralisme n’est donc pas la crise mais la solution à la crise du capitalisme mondialisé » Et Bayrou, qui a toujours su reconnaître les siens, profite de la naïveté des écoliers pour aller leur raconter que 360 milliards pour les banques, c’est juste une « ligne de crédit »! Il paraît que les enfants, bons élèves, se sont précipités chez le marchand du coin lui demander une « ligne de crédit » pour leurs carambars.

27 octobre 2008